Nivens McTwisp regardait fixement le chien et le chien le regardait tout aussi fixement en retour. C'était un chien tout à fait ordinaire. Un basset pour être plus précis. Nivens, du haut de sa taille humaine, le dominait totalement. Pourtant, l'ancien lapin blanc était aussi inquiet que s'il se tenait devant le gigantesque Cerbère. Il avala difficilement sa salive et afficha un sourire crispé.

"Ba... Bayard... C'est toi ? C'est toi, mon ami ?" Tenta-t-il d'une voix chevrotante. C'était ridicule, autant que de demander à chaque chat croisé s'il était Cheshire. Si lui se retrouvait dans ce corps humain, il y avait de forte chance qu'il en soit de même pour les autres. Sa main se porta machinalement à son lobe d'oreille et il commença à tirer nerveusement dessus tandis qu'une pensée angoissante lui vint à l'esprit. En espérant qu'il ne soit pas le seul à avoir atterri ici... Le chien aboya, arrachant le facteur de ses pensées. Nivens poussa un cri et se mit à courir.

Il continua ainsi jusqu'à en avoir les poumons en feu. L'instant suivant, il se retrouva penché en avant sur des jambes flageolantes en train de reprendre désespérément son souffle. Lentement, très lentement, il retrouva son calme et se redressa. Avec une douceur exagérée, Nivens sortit une nouvelle liasse de lettre à distribuer de la sacoche qu'il portait en bandoulière. À peine avait-il ressenti le soulagement de constater qu'il n'avait pas été poursuivi par ce chien qu'une nouvelle angoisse venait l'assaillir. Son regard passa d'une adresse inscrite sur l'enveloppe à une autre. Il leva la tête. "Hummmm... Alors..." Le facteur se saisit de ses petites lunettes rondes et les posa sur le bout de son nez dans l'espoir que cela change quelque chose. Il scruta ensuite avec insistance les noms des rues qui l'entouraient, avant de revenir à sa contemplation des enveloppes. Il fouilla tout le contenu de son sac à livrer. Aucun nom de rue ne correspondait à ce qu'il avait sous les yeux. "Oh non." Glapit-il en se plaquant théâtralement les mains sur la tête. "Je suis perdu !" Comme si la situation ne pouvait pas être pire, il avait machinalement regardé sa montre. "Et je suis en retard !" Sur ce cri, il se remit à courir au hasard.

"En retard ! En retard !" Depuis quelques jours, voilà le chant que les habitants de Los Angeles avaient l'habitude d'entendre, chaque matin, quand leur facteur passait. Bon gré mal gré, il arrivait toujours à finir sa tournée sans trop de retard. Rien d'insurmontable. De l'avis de ses confrères, en tout cas. L'ancien lapin blanc n'arrivait pas à se rassurer avec des avis qu'il estimait biaiser. De manière générale, ceux qu'il côtoyait au travail se trouvaient étonnamment compréhensif envers lui, et ce n'était pas uniquement à cause des crises d'angoisse de Nivens qui rendait inutiles toutes tentatives de sermons puisqu'il était impossible de le rendre plus mortifié qu'il ne l'était déjà. Apparemment, son ancien lui avait subi une rupture amoureuse, ce qui faisait qu'on lui pardonnait plus facilement son comportement étrange du moment. Comme par exemple, le fait qu'il réagissait à son nom avec un temps de retard ou qu'il semblait avoir soudainement oublié comment on conduisait une voiture ou même les noms de rues et était incapable de se remémorer le chemin à prendre pour la distribution. Même si ce détail l'arrangeait, l'ancien lapin ne pouvait s'empêcher de se montrer critique envers son ancien lui. Franchement, si son autre-lui avait pris le temps de s'amouracher de quelqu'un, c'est qu'il était bien négligent ! Lui n'avait pas de temps à perdre. Il avait à peine le temps pour prendre du thé.

Lorsqu'il rentrait chez lui, fourbu de sa journée incroyablement stressante, un autre problème se posait à lui : sa vie. Ou plutôt, la vie qu'il était supposé avoir ici. Dire que certains osaient penser que le Pays des Merveilles n'avait aucun sens ! C'était vivre dans cette ville qui n'en avait aucun ! "Ville de fous." Souffla-t-il toujours en guise de conclusion de ses observations.

Comme chaque jour, le facteur se lassa tombé mollement dans son fauteuil. Ses mains tremblantes tenaient sa tasse de thé qu'il porta doucement à ses lèvres. Tout était trop compliqué ici, même faire ce thé avait demandé l'apprentissage d'une machinerie étrange destiné à faire chauffer l'eau. Comment avait-on pu compliquer une chose aussi simple que le thé ?

Il poussa un soupir las en repensant à son ancienne vie. Comme il lui en coûtait d'y penser au passé ! Le lapin blanc était alors un héraut. À ne pas confondre avec héros. Une méprise qui le faisait encore fulminer. Son boulot n'est pas de combattre des dragons et sauver des princesses en détresse mais celui, bien plus important à ses yeux, de porter des messages et faire les annonces importantes. Rien à voir avec son métier actuel de facteur. C'est, du moins, ce qu'il dirait si quelqu'un se risquait à faire la comparaison entre ses deux vies.

Cette fonction lui faisait parcourir le pays des merveilles dans tous les sens. Partout où il y avait un message à apporter, il y allait à toutes jambes (ou plutôt à toutes pattes). Oh bien sûr, peut-être qu'accidentellement et dans sa précipitation, il s'était retrouvé suivi par une petite curieuse jusqu'à son chez lui. Comment s'appelle-t-elle déjà cette petite énergumène ? Marianne. Non ça commençait par un A. A-quelque chose... Alice ? Oh et puis, son nom n'avait pas d'importance. Encore aujourd'hui, il se demandait pourquoi cette gamine était autant acharnée à vouloir le rattraper. À croire qu'elle n'avait jamais vu de lapin blanc avec un gilet et une montre. Il ne savait pas d'où venait cette petite fille mais en tout cas, elle était une piètre servante. Incapable de lui rapporter une simple paire de gants blancs sans se transformer en monstre destructeur de maison. Le facteur poussa un nouveau soupir. Comme sa jolie petite maison lui manquait ! Même l'époque où il avait assisté à la destruction de sa montre préférée qui était devenue une montre folle à cause des réparations hasardeuses du Chapelier Fou et du lièvre de Mars lui manquait, alors qu'il s'agissait du pire moment de sa vie ! Ou pas loin... Chaque jour passé ici lui faisait revoir son jugement.

Avant qu'il n'en vienne aux interrogations existentielles sans réponse sur le pourquoi et le comment il avait atterri ici, une sonnerie retentit depuis la poche de son gilet. L'ancien lapin blanc savait pertinemment d'où provînt ce bruit infernal. D'un appareil qu'on nommait 'téléphone'. Apparemment ce Nivens McTwisp dont il vivait la vie et revêtait l'apparence avait truffé cet appareil de nombreuses alarmes et autres rappels. Pour quelle raison ? Il l'ignorait. Il n'avait pas trouvé comment les consulter et encore moins comment les effacer. Tout ce qu'il savait, c'est qu'entendre ce bruit ne pouvait signifier qu'une chose : "oh non, par mes moustaches, je suis en retard !" Sur ce cri, il se leva, déposa sa tasse de thé sur la table de son modeste salon et sorti au plus vite pour recommencer à courir au hasard, ignorant pour quelle raison il était en retard mais bien décidé à s'y rendre dans les plus brefs délais.